Vingt minutes de retard

- ... Elle ne dit rien, ça pour ne rien dire, elle ne dit rien, Elle s'asseoit là, là-bas, la table contre la vitre, juste derrière vous.
Il tend son doigt vers une chaise vide.
- C'est là qu'elle se met pour guetter le train. Elle attend son mari. Il est ingénieur à Paris.
La bière est fraîche, savoureuse. La mousse laisse des traces comme l'écume sur le sable et le soliloque du vieux ne tarit pas.
- Ils ne l'aiment pas, les gens d'ici. Elle est comme une étrangère. Ils ne sont pas habitués à l'argent. Ça les dérange! .., Elle n'est pas heureuse cette femme-là ! Ça se sent. Elle ne me parle pas, mais je l'observe,
La voix enrouée s'affaiblit. Elle semble s’érailler davantage à chaque mot. Mon verre est vide. Je laisse la mousse glisser sur les parois et se noyer au fond du verre.

Dehors, sur les quais, il y a une gamine qui joue à la marelle. Dans la lumière du soir, on n'entend que le crissement d'une boîte métallique sur le sol et le frappement répété de ses sandales sur le quai. La gamine m'a aperçu. Elle s'est figée à cloche-pied sur une case.

- T'attends le train ? Je souris.
- Oui, le dernier train.
- Papa dit qu'il aura du retard.
- C'est qui ton Papa, petite ?
Elle se plante devant moi les pieds joints et dit très fièrement:
- Mon papa, c'est le chef de gare !
- Et pourquoi il aurait du retard, ce train ?
- Parce que les "sidurgistes", i' font grève.
- Qui ?
- Les "sidurgistes".
- Et où il est ton papa, que je le voie ?
- Oh!Non, va pas voir mon papa. Il veut pas que je joue dans la gare. Il dit que ça fait sale et que c'est pas la place pour une petite fille.
- T'inquiète pas, petite, je ne vais pas te dénoncer.
Elle me regarde, sourit et sort de sa poche un malabar qu'elle me tend.
- Tiens ! C'est pour toi.
Je le prends, interloqué et séduit par son sourire.
- Fais voir le décalco ! C'est les Schtroumpfs. Regarde comment faut faire !

Elle me prend la vignette colorée, la lèche plusieurs fois et d'un coup me l'abat sur le revers de la main. Je suis surpris puis amusé. L'impression de son papier a laissé des traces baveuses de couleurs sombres sur ma main. Un grincement se fait entendre. Et le silence est si pur que le bruit se répercute et s'amplifie. Une locomotive passe devant nous, accrochant l'ombre de la verrière qui semble se mouvoir sur l'engin. La loco s'éloigne lentement vers des voies de garage. Et le bruit peu à peu s'éteint. Soudain, un cri : "Nathalie". Un homme a surgi sur le quai. La gamine s'est agrippée à mes jambes.