Vingt minutes de retard

- Nathalie, qu'est-ce que tu fais là ?
La voix redouble. L'enfant enserre mes jambes plus violemment.
- Tu vas laisser ce monsieur tranquille !

L'homme empoigne son bras et arrache l'enfant de mes jambes. L'enfant se débat et pleure. Et je reste tout coi à les voir partir. Je la regarde, elle, son visage enfoui dans l'épaule de son père. Elle me regarde. Le bruit de ses pleurs résonne dans l'espace de cette gare vide. Je l'entends qui s'éloigne et pourtant il semble toujours là, cette déchirure du silence semble ne pas vouloir s'éteindre.

Mon pas bute contre la petite boîte de réglisse. Je la ramasse, lisse le couvercle métallique et la mets dans ma poche. Le jour commence à décliner. Au buffet, il n'y a personne. Le vieux est toujours là.
- Vous revoilà, je vous ennuie avec, mes histoires, je le sens bien... J'ennuie tout le monde et pourtant ils reviennent. Vous verrez, le dernier train, comme il est beau dans la lumière. Il ne s'arrête pas longtemps, mais quand il s'arrête, j'ai l'impression d'y voir... vous savez comme un palais.

Je le coupe :
- Dites, moi, vous n'avez pas entendu parler de retard pour ce soir ?
- Moi, on ne me dit rien. Maintenant qu'il y a moins de trains et que mes derniers amis cheminots sont partis en retraite, je me contente de les regarder passer d'ici. Les retards, il y en a rarement. Les horaires sont respectés, quand l'horloge indiquera dix heures deux, on entendra déjà le bruit du train de l'autre côté de la vallée. Des retards pour le dernier train, j'en ai jamais vus. Ça aurait fait gueuler les employés parce qu'ils ferment-la gare juste après.

La voix s'étouffe. Le vieux reste presque aphone. Un courant d'air secoue les rideaux de nylon contre les vitres. La place, les quelques maisons, l'hôtel, se couvrent d'une lumière cuivrée. Les buissons de troènes s'agitent un peu.
- Regardez, la voilà ! m'a jeté le vieux brusquement, d'une voix âpre et sans timbre.
Une Ford rouge glisse sur la route, tourne et vient se garer devant les vitres. Une femme en sort, tailleur bleu, lunettes de soleil aux montures d'écaille, chevelure ondulante châtain clair. Elle a ouvert la porte, a traversé la pièce. Le vieux n'a plus rien dit. Le silence m'a semblé d'une pureté étrange. Elle est allée s'asseoir sans dire un mot. Au même moment sans qu'on l'appelle, comme réglé par un rituel bien appris, le vieux lui a apporté un demi, qu'il a déposé sur la table. La femme a posé sa main sur son avant-bras et d'une voix faible, lui a glissé :
- Vous pouvez m'apporter une aspirine ?