Vingt minutes de retard

La porte grince. La femme avale son aspirine. Je la regarde. Les haut-parleurs lancent un bruit confus et puis : "Allô, allô, mesdames et messieurs, par suite d'incidents, le train de 22h 07 aura vingt minutes de retard. La S.N.C.F. vous prie de l'excuser." La femme ne dit rien, soulève le rideau, regarde le bout des rails déserts puis laisse retomber mollement les pans de nylon. Le vieux revient. Je l'interroge :
- Qu'est-ce qu'il se passe ?
- Je ne sais pas.?Le chef de gare parle de sidérurgistes en colère qui auraient bloqué la voie à Mâcon, me répond-t-il de la même voix cassée et sans timbre.
- Vous avez lu la presse, la grève des sidérurgistes de Creusot-Loire. Ce matin, ils ont envahi la préfecture. Ce soir, ils bloquent les trains...
- Non je n’ai rien lu de tout ça. Je débarque, je viens de Cannes.
Je m'approche de sa table. Elle me regarde longuement et m'interroge :
- De Cannes ? Mais qu'est-ce-que vous faites à Ambérieu ?
- Et bien voilà, je me suis endormi et j'ai loupé le changement à Lyon.
- Vous allez vers Genève ?
- Oui, c'est cela.

Dehors, un rapide est passé, rayant bruyamment l'espace, d'une traînée de lumière vive dans le couchant. Cela m'a semblé comme un moment où le temps était suspendu, une parenthèse à cette soirée d'été. Le vieux m'a murmuré : "Le rapide-de 21h 30". Le silence est retombé et puis :
- Personne ne prend le train de 22h 07à Ambérieu..I1 s'arrête là parce qu'il y avait une correspondance autrefois avec un train pour Strasbourg, me dit-elle comme pour combler le silence qui semble la gêner. Je tire une chaise, je m'assois. Je la regarde et lui trouve un visage fermé. Elle reprend :
- Je viens attendre mon mari tous les vendredi soir. Il travaille à Paris. Cela nous fait des week-ends ensemble, ici à la montagne. Et vous, vous êtes de Genève ?
- Oui, c'est cela. Je reviens de Cannes où je suis allé faire un reportage, 1
- Journaliste ?
- Oui je suis pigiste pour un petit magazine suisse.
- Cannes, c'était beau ?
- Je suis un peu déçu. Je trouve que la ville a perdu beaucoup de son caractère.

Elle me regarde. Je ne distingue pas ses yeux derrière l'opacité de ses lunettes.
- Mon mari voyage beaucoup. Il me propose de partir avec lui. Et j'ai toujours refusé.
- Vous n'aimez pas ?
- Non, ce n'est pas que je n'aime pas. Je suis d'ici, je suis née à vingt kilomètres d'ici. Claude, mon mari, m'a rencontrée parce qu'il passait ses vacances dans la région. Et je lui ai toujours dit que je resterais ici. Je n'aime pas la ville. Je suis allée habiter deux mois à Paris. Nous avions un superbe appartement donnant sur la Seine et puis je suis revenue. Je n'ai pas supporté. J'ai l'impression que partout ailleurs qu'ici, je serais déçue.
- Vous ne partez vraiment jamais?
- Si, cinquante, cent kilomètres en voiture, mais c'est rare. La plupart du temps, je reste ici.