Vingt minutes de retard

Le jour baisse, le ciel s'assombrit. Les derniers jaillissements de clarté viennent égayer l'espace de la pièce. Elle balance son visage doucement dans la lumière du couchant, étire une mèche de sa chevelure. Elle me regarde. Elle a retiré ses lunettes. J'ai vu ses yeux clairs.
- Vous ne buvez pas ?
- Si, je vais boire quelque chose.
Je me tourne vers le comptoir. Avant même que j'aie pu faire quelque chose, elle a appelé le vieux.
- Vous pouvez servir le monsieur, lui dit-elle.
- Oui, un kir s'il vous plaît.

Le vieux n'a plus rien dit depuis longtemps. La nuit a glissé sur le jour et les lumières des quais se sont allumées d'un coup. Le kir est bon.
- Votre solitude ne vous gêne pas ?
- Si, parfois ! J'ai choisi de vivre ici et je savais que cela voulait dire vivre seule. J'ai dû ne faire à ce compromis. Des gens sont rentrés dans le buffet : un couple, un jeune homme chargé d'une valise volumineuse. Le vieux a allumé le plafonnier du bar. La lumière a brisé la douce obscurité de la pièce. L'horloge indique dix heures cinq. Des silhouettes sombres se sont installées sur le quai. À nouveau les haut-parleurs ont transmis le message dans une sonorité brouillée : "Par suite d'un incident, le train de 22h07 pour Genève en provenance de Paris aura vingt minutes de retard." Les gens ont rouspété et puis ont commandé au bar.
- Vous ne me dites rien de vous, me dit-elle.
- Vous savez, ma vie, c'est un peu le contraire de la vôtre, je bouge beaucoup. Je change toujours de lieu, vous voyez... Hier à Cannes. Demain, je ne sais pas...
- Ça vous plaît ?
- Les reportages, oui. Cette vie, je ne l'ai pas vraiment choisie. Toujours en voyage. Parfois, on aurait envie de s'installer, de rester, de voit toujours les mêmes gens, les mêmes amis, voir les mêmes paysages se transformer du printemps à l'hiver.

Quelqu'un s'est mis au flipper, la bille et les secousses de l'appareil bousculent le silence. Les autres parlent ou boivent. Le vieux nettoie les verres derrière le comptoir. Il a installé son petit poste de radio qui diffuse des tubes de l'été. Elle parle :
- On ne choisit jamais tout ! C'est dur les compromis, vous ne trouvez pas ?
- Oui, faut vivre avec. J'ai connu des gens excessifs qui voulaient tout, tout de suite. On ne peut pas les suivre, ces gens-là. Du jour au lendemain, ils partent, ils arrêtent, ils commencent autre chose...
- Je vois ce que vous voulez dire. Ma mère était un peu comme ça. Elle a mené la vie dure à mon père.