Vingt minutes de retard

On entend le bruit des conversations sur le quai. La bille d'acier du flipper qui rebondit contre les parois, une chanson de variétés d'un tube à la mode : "Ils s'aiment comme des Enfants". Dehors, le parking est désert. Sous le faisceau d'un lampadaire, la Ford rouge scintille comme un rubis. Un taxi vient stationner devant le hall. Sur le quai, quelques machinistes vêtus de bleus de travail passent en discutant.
- Parfois, j'ai cette idée qui me traverse la tête. Je me demande ce qui se passerait si je montais dans un train au lieu de toujours les attendre sans les prendre. Genève, Bâle, Turin ou ailleurs... Je ne veux pas troubler mes illusions. Je reste ici. J'aime ce pays. Je suis née ici, mon père était cheminot à Ambérieu au temps où les trains étaient moins rares. Je connaissais tout le monde. Je jouais sur le quai les jours de vacances... Et puis, et puis voilà l'amour. J'aime ce pays. Les gens ne m'aiment pas parce que j'ai épousé un homme riche. Ils ne m'aiment pas parce que je suis riche... Tout simplement. Je m'en fiche.

Un coup violent sur le flipper et la bille d'acier a filé. Le jeune râle. La chanson répète encore "Ils s'aiment comme des enfants". Le vieux s'est assoupi derrière le bar. Les gens quittent le buffet pour le quai.
- Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça. D'habitude, je m'installe là. Et puis je ne bouge pas. Je ne dis rien. Je connais trop les gens. Je connais leurs préjugés. Je sens cela dans leur regard quand je les croise... C'est peut-être parce que vous n'êtes pas d'ici.

Elle boit le fond de son demi, repose son verre. Je bois aussi.
- C'est curieux comme parfois, on se sent proche de personnes inconnues, étrangères. Vous ne trouvez pas ?

Elle sourit. ça éclaircie son visage. Je l'aime ainsi, épanouie. Ma réponse est couverte par le son confus des haut-parleurs : "Le train pour Genève, en provenance de Paris va entrer en gare dans cinq minutes." Il est onze heures moins le quart. Le café est presque désert. La radio crachote toujours les mêmes phrases lancinantes : "Laissons-les, laissons-les s'aimer !" Une dizaine de voyageurs attendent dehors sur le quai. Le vieux éteint les carrés de lumière de la pièce sauf le nôtre.
- Mon mari arrive dans cinq minutes. Vous partirez, je partirai. C'est comme si nous ne nous étions pas rencontrés. N'est-ce pas ?
- C'est un peu cela, les gares : des lieux où rien ne reste. Non? Le vieux a pris les deux verres vides sur son plateau. Elle a refusé que je paie et a glissé un billet dans sa main. Il a passé un coup d'éponge sur nos taches, de vin et de bière. La table est propre, prête à être utilisée de nouveau.
- Je ne sais pas. Je ne connais pas les autres gares. Je ne connais que celle-ci parce que mon père y travaillait, parce que j'y attends mon mari une fois par semaine.

Le bruit du train s'est fait entendre dans le lointain. Il devrait être encore de l'autre côté de la vallée. On s'est levé et le vieux a éteint le dernier carré du plafonnier. La porte a grincé et il l'a fermée après notre passage. Elle me tient le bras. Sa main est chaude contre mon pull.
- J'ai toujours peur de ces trains qui arrivent ou qui partent. J'ai peur. Je ne sais pas pourquoi... J'ai peur." Sa tête est venue glisser mollement contre mon épaule et j'ai vu perler sur son regard une larme. Les voyageurs empoignent leur valise, embrassent les amis. Et il y a ce couple que nous formons qui brusquement n'a plus sa place ici.

Le train débouche contre le quai bruyamment. Elle détache sa tête de mon épaule. Elle passe ses doigts sur ses joues pour essuyer les larmes. Le train s'arrête dans un crissement aigu. Les haut-parleurs annoncent : "Ambérieu, Ambérieu. Une minute d'arrêt." Des gens descendent de train. Sur le marchepied, je croise le regard d'un homme qui sort du wagon. Je monte après qu'il soit descendu. La femme à la Ford rouge vient vers lui. Ils s'embrassent. "Les sidérurgistes nous ont bloqués à Mâcon. Ça n'a pas été trop long ?" C'est tout ce que je peux entendre.

"Fermez les portières, attention au départ !" Les portes se claquent brutalement. Le train s'ébranle. Je revois le couple s'éloigner, la gare, la violence des néons, le dessin de la marelle sur le quai, les panneaux d'Ambérieu qui se succèdent et s'effacent dans l'obscurité de la nuit et la vitesse qui s'accroît. Dans ma poche, contre la paume de ma main, le métal de la petite boîte de réglisse est froid.