Le Torrent

J'ai passé la main pour effacer la buée sur la vitre du lavoir. Le soleil baignait la rue Saint-Laurent en ce début de septembre comme si le temps avait voulu prendre une revanche sur un été pluvieux et désastreux. J'avais quitté la France depuis plus d'un an pour des études de géographie à l'UQAM et je commençais à me sentir à l'aise dans ma vie québécoise. J'étais rentré la veille de deux mois de vacances en Gaspésie où j'avais taquiné le brochet et surpris le saumon et me préparais à la rentrée universitaire.

Pendant que mon linge propre tournait dans la sécheuse, je feuilletais de vieux numéros du "Journal de Montréal" que j'avais trouvé là. Je me remettais au goût du jour après ces vacances loin de la ville. Je tombai sur un article, titré en gros caractères gras : "L'otage du Torrent". Le papier relatait l'accident de canot d'un jeune couple dans un torrent du Saguenay. Pris dans le brouillard, ces deux étudiants qui devaient se marier fin septembre avaient été surpris par une suite de rapides. La jeune fille était tombée du bateau, laissant son compagnon dériver seul dans le bouillonnement des eaux. L'embarcation et son canoteur avaient été happés par une chute abrupte et avaient disparu. Les recherches, rendues difficiles par le mauvais temps, n'avaient rien donné.
— T'aurais-tu du change ? interpella une voix.
Une jolie jeune fille, le regard lumineux et la chevelure ondulante, avait penché son visage vers le mien pour interrompre ma lecture. Un peu interloqué, je ne répondis pas tout de suite, puis lui donnai les quelques pièces de ving-cinq cents qu'elle désirait. Elle se pencha davantage vers moi, me laissant entrevoir sa poitrine dans le décolleté de son corsage. Surprenant ma lecture, elle me toisa un instant avec l'amorce d'un sourire sur les lèvres, puis me jeta avec une once de dédain et d'amusement :
— Lis-tu toutes ces niaiseries ?
— Je viens de débarquer à Montréal, je m'informe de ce qui s'est passé cet été.
— T'as-tu pas entendu jaser d'ça ?
— Non, fis-je comme si j'ignorais là plus grande catastrophe de l'été.
— N'perds donc pas ton temps avec ça ! Ça n'a pas de bon sens ! Elle me retira le journal des mains, le froissa en boule et le jeta d'un geste hautain dans la poubelle en me faisant un large sourire.
— C'est mieux comme ça !
Je ne relevai pas. La sécheuse s'arrêta. Je vidai la machine, pliai mon linge sec et parti, laissant là ces propos étranges et ce joli sourire insistant.