Le Torrent

 

Elle était toujours aussi ravissante dans une robe d'été un peu moulante avec de grands motifs à fleurs. J'étais resté sur l'ambiguïté de son sourire insistant de la première fois. Je voulais élucider le mystère de sa réaction à propos du fait divers de Louise Legaré. Je la questionnais. Elle ne se défilait pas. Elle m'expliqua qu'elle avait toujours détesté les faits-divers.
— Je ne sais pas pourquoi, peut-être la peur qu'un jour, ça nous arrive à nous autres. On ne sait pas ! Mais faut pas que ça te fasse de la misère ! fit-elle comme pour conclure.?Elle engagea aussitôt la conversation sur l'article que je lisais. Son père était un grand pêcheur et, petite, elle l'avait suivi. Je lui racontais toutes les péripéties de mes parties de pêche au saumon. Elle semblait passionnée. Elle avait le sourire plu: naturel et la même lumière dans le regard que la première fois.

Le métro avait quitté Berri-UQAM et nous discutions encore de recettes affriolantes de saumon, sur le quai.
— Et ben ! Viens donc chez moi avec ton saumon. Je m'occupe du reste ! fit- elle sans que je sache s'il fallait le prendre pour une boutade ou une gageure. Quelques jours après, j'étais dans son trois et demi à Mont-Royal Saint-André.

Une pièce aux murs beiges avec de grands miroirs et de vieilles estampes. Des lumières indirectes lancent des zones de clarté sur une table bien agencée. Éclat de l'argent et du cristal. Elle est tout aussi resplendissante dans une robe du soir qui met en valeur toute l’élégance de son corps. Son regard aux yeux noirs me touche plus encore. Elle m'apprend que sa colocataire est de sortie comme pour m'expliquer les deux uniques assiettes blanches qui brillent sous la lumière. Dans la cuisine, nous préparons ensemble le saumon mariné que j'ai apporté. Elle ôte son châle et révèle ses épaules nues. Elle s'active pour chercher plats et couverts. Dans son empressement, elle me frôle et l'impacte de son geste ne me laisse pas indifférent. La chaleur de sa main sur mon bras me contamine complètement. Devant une, bonne bouteille de vin blanc français, nous reparlons de pêche. Je lui parle de cet instant infime où le saumon happe la mouche, de ce laps de temps où il faut l'hameçonner d'un geste prompt et précis avant qu'il ne la rejette. S’il gobe ce leurre qu'on lui tend, ce n'est pas parce qu'il a faim. Il a cessé de se nourrir depuis qu'il est passé en eau douce. C'est parce qu'il nettoie son territoire. Je lui avoue la rigueur et la concentration que cela demande. Elle m'écoute, attentive, puis parle de son père, des souvenirs de la petite fille qu'elle a été, tout impressionnée de voir son père pêcher. Elle est émouvante. Et, comme si elle s'était laissé aller à trop de confidences, elle me lance une pique acerbe et guette ma réaction. Elle aime me provoquer de petites phrases à l'emporte-pièce dans un savant mélange de complicité et de sarcasme qui lui confine un charme particulier. Elle passe la main dans sa chevelure, retire sa barrette. Sa main retombe et glisse au bas du cou. Et je ne sais pourquoi, j'ai envie de lui prendre la main et de la serrer très fort contre moi. Mais je n'ose pas, de peur que le geste soit mal compris.