Le Torrent

Après le repas, je la regarde s'activer pour finir de mettre tout en ordre. Elle rayonne. Elle se laisse tomber à côté de moi sur le canapé. Elle penche sa tête en arrière en rejetant ses cheveux. Et tout d'un coup, j'ai la sensation très précise que cet instant ne reviendra pas. Je sais qu'elle est à côté de moi, offerte, que si je rate cette occasion, elle va se lever, s'éloigner de moi. Mon coeur s'emballe. Ma main s'approche, frôle la peau de son cou. Juste ce très léger effleurement a tout déclenché. Mes mains, ma bouche, tout mon corps se sont tendus vers elle. Nous nous sommes laissés glisser dans la saveur des caresses et des baisers. Et nous nous sommes lentement donnés l'un à l'autre. J'ai appris à la connaître et à l'aimer davantage. J'avais l'intuition, peut-être avec la naïveté d'un jeune passionné que ce n'était pas une aventure d'une nuit mais une véritable histoire qui commençait.

Au matin, quand je l'ai quittée, il y avait du courrier sous la porte. J'ai lu instinctivement l'intitulé des lettres ; Louise Legaré 812 Mont-Royal Est. Louise Legaré, ai-je répété en moi-même, "La Veuve du Torrent". Je me suis senti d'abord envahi par un sentiment de culpabilité, puis par l'impression désagréable de m'être fait avoir. Je me retournai. Elle était au bout du corridor, un peu en contre jour, dans un peignoir blanc. Elle était belle et me souriait. Je ne sais si elle savait que je venais de comprendre. Elle souriait comme si par ce sourire, elle aurait voulu me dire que le torrent avait tout emporté ; le douloureux souvenir de Michel Lacroix et le défilé de ses amants éphémères, tout, même les titres des journaux et la morale des amis, et qu'il ne restait qu'elle et moi.

Montréal - Septembre 1992