Le Torrent

J'aurais oublié ce banal fait divers si le soir même, Pierre, mon colocataire à qui je décrivais mes parties de pêches en Gaspésie ne m'avait pas parlé de l'horrible histoire qui était arrivée à une de ses chums de l'université ; Louise Legaré. Il me raconta le drame du torrent que j'avais lu dans le journal. Louise Legaré avait perdu son chum dans les eaux d'un torrent du Saguenay. Michel Lacroix n'avait été retrouvé mort dans son canot disloqué que quatre jours après le drame, quatre jours où le torrent avait été fouillé de fond en comble, quatre jours de recherches intensives, quatre jours où tout Montréal avait été devant son poste de TV attendant le dénouement de cette tragédie comme la suite d'un banal téléroman. Louise Legaré, d'abord partagée entre l'espoir et le désespoir, s'était enfermée chez elle à l'annonce de la mort de son chum. Elle ne parlait plus, ne mangeait plus. Elle restait cloîtrée dans sa chambre en refusant d'ouvrir, même à sa colocataire. La presse l'avait baptisée "La Veuve du Torrent". Et puis, une semaine après, un chum de l'UQAM faisait une party pour fêter son retour de ses vacances en Europe. Elle y est venue, plus ravissante que jamais. Elle était épanouie, enjouée même, comme si rien ne s'était passé, comme si cette tragédie ne la concernait pas. C'était une autre Louise Legaré, plus belle que la première. Pierre en en parlant, semblait décrire une autre femme. Tout le monde était au courant du drame et la regardait évoluer avec un mélange de scandale et de soulagement. Ils ne savaient s’ils décelaient dans son attitude une indifférence trop éclatante ou une très grande maîtrise d'elle-même. Ce soir-là, elle est sortie avec un jeune qu'on ne connaissait presque pas qui n'était même pas de l'UQAM, un chum d'un chum. Ils ont passé la nuit ensemble. Le lendemain, on l'a vue avec un autre homme. Et le surlendemain un étudiant l'a surpris dans un bar sur Sainte Catherine, enlacée dans le bras d'un autre. Et puis on a appris par sa colocataire le défilé de ses amants d'un soir. On a essayé de lui parler. Mais Louise Legaré restait indifférente aux remarques et aux critiques. Elle ne voyait pas ce qu'on lui reprochait. Elle se disait heureuse, sans problème. Elle parlait comme si Michel Lacroix n'avait jamais existé, comme si sa mort tragique n'était jamais arrivée, comme si le torrent avait tout emporté. Pierre semblait effaré que la personnalité d'une amie ait pu lui échapper ainsi.
— Elle est malade, disait-il.
— Le pire, ce sont tous ces hommes qui en profitent, qui ne pensent qu’à son p'tit cul ! dis-je comme si je me faisais l'écho de sa propre pensée. Longtemps, dans la pénombre de la pièce, le fantôme de Louise Legaré a nourri nos propos comme une confession amère sur les vertus de l'amour. El puis, fatigué, j'ai éteint la lumière pour aller me coucher, pensant ainsi que cette image d'amour galvaudé s'éteindrait de la même manière. Deux semaines après, j'étais dans le métro entre Jean Talon et Beaubien et j'entends vaguement un appel de loin, mais je ne lève pas le nez de mon magazine.
— Alors, on a abandonné la presse à scandale pour "Sentier, Chasse et Pêche" fit la voix que je reconnus aussitôt. C'était la fille du lavoir.